Groupe familial

Instauration d’un mécanisme de prélèvement compensatoire en matière de succession

Dans les successions ouvertes à compter du 1er novembre 2021, l’héritier privé de sa part de réserve par l’application d’une loi étrangère pourra effectuer un prélèvement compensatoire sur les biens situés en France à hauteur de ses droits. L’effectivité de ce mécanisme se trouve renforcée par une obligation individuelle d’information des héritiers réservataires lésés mise à la charge du notaire réglant la succession.

Votée au cœur de l’été, la loi n° 2121-1109 du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République modifie, dans son article 24, les règles relatives à la réserve héréditaire. Applicable aux successions ouvertes à compter du 1er novembre 2021, l’alinéa 3 nouveau de l’article 913 du Code civil prévoit que, « lorsque le défunt ou au moins l’un de ses enfants est, au moment du décès, ressortissant d’un État membre de l’Union européenne ou y réside habituellement et lorsque la loi étrangère applicable à la succession ne permet aucun mécanisme réservataire protecteur des enfants, chaque enfant ou ses héritiers ou ses ayants cause peuvent effectuer un prélèvement compensatoire sur les biens existants situés en France au jour du décès, de façon à être rétablis dans les droits réservataires que leur octroie la loi française, dans la limite de ceux-ci ». Se trouve ainsi instauré – ou plutôt restauré – un mécanisme permettant de remplir un héritier des droits réservataires dont il aurait été privé par l’effet combiné des dispositions prises par le défunt et l’application d’une loi étrangère ignorant la réserve héréditaire. La mesure vise à corriger la jurisprudence de la Cour de cassation qui, en estimant qu’« une loi étrangère désignée par la règle de conflit qui ignore la réserve héréditaire n’est pas en soi contraire à l’ordre public international français », admet l’exhérédation d’un ressortissant français, la seule limite étant la situation de précarité économique ou de besoin dans laquelle l’application de cette loi le laisserait (Cass. 1re civ., 27 sept. 2017, n° 16-13151 ; Cass. 1re civ., 27 sept. 2017, n° 16-17198 : JDI 2018, comm. 3, p. 113, E. Bendelac ; D.  2017, p. 2185, note J. Guillaumé ; RTD civ. 2017, p. 833, note L. Usunier ; AJ fam. 2017, p. 598, note P. Lagarde ; JCP N 2017, p. 2185, note E. Fongaro ; JCP G 2017, 1236, obs. C. Nourissat et M. Revillard ; Rev. crit. DIP 2018, p. 87, note B. Ancel).

Quatre conditions doivent cependant être réunies. En premier lieu, la succession doit être soumise à une loi n’instituant aucun mécanisme réservataire ; si cette loi prévoit une réserve inférieure à la réserve française, aucun prélèvement ne pourra être effectué. En deuxième lieu, il est nécessaire que le défunt ou au moins l’un de ses enfants soit, au moment du décès, ressortissant d’un État membre de l’Union européenne ou y réside habituellement. En troisième lieu, doivent faire partie de l’actif de la succession des biens – mobiliers ou immobiliers – situés en France. En dernier lieu, l’héritier concerné doit réclamer le prélèvement, celui-ci n’étant pas automatique. Le principe est que le notaire applique le prélèvement dans un cadre amiable, comme pour la réduction d’une libéralité. Si l’héritier concerné ne parvient pas à obtenir la part de réserve lui revenant, une autre condition devra être satisfaite : la saisine d’un juge français se reconnaissant comme compétent pour statuer sur la demande.

Lorsqu’il est mis en œuvre, le prélèvement compensatoire ne conduit pas à l’application de la loi française aux seuls biens situés en France mais vise à rétablir les droits de l’héritier exhérédé en calculant le montant de sa réserve sur l’ensemble des biens laissés par le défunt. Par exemple, un ressortissant français résidant aux États-Unis décède en laissant à sa succession deux enfants, un fils résidant également aux États-Unis, désigné légataire universel, et une fille résidant en France. Les biens existants sont évalués à 900 ; à hauteur de 300, ils sont situés en France. Si la loi française devait s’appliquer à l’ensemble de la succession, la fille aurait une part de réserve de 1/3, soit 300. Elle pourra donc prélever les biens situés en France dont la valeur est égale à ses droits réservataires.

Pour garantir l’effectivité du prélèvement compensatoire, et plus largement le respect de la réserve héréditaire, le législateur a mis à la charge du notaire réglant la succession une obligation individuelle d’information des héritiers sur leurs droits réservataires. L’alinéa 2 nouveau de l’article 921 du Code civil dispose que, « lorsque le notaire constate, lors du règlement de la succession, que les droits réservataires d’un héritier sont susceptibles d’être atteints par les libéralités effectuées par le défunt, il informe chaque héritier concerné et connu, individuellement et, le cas échéant, avant tout partage, de son droit de demander la réduction des libéralités qui excèdent la quotité disponible ». Le Conseil supérieur du notariat s’est inquiété de cette disposition, soulignant à juste titre qu’elle apparaît inutile dans la mesure où l’information sur les droits réservataires relève de la mission du notaire chargé du règlement d’une succession. Il a obtenu que le texte soit modifié au cours des débats parlementaires pour limiter l’information aux seuls héritiers « connus » et en décharger le notaire après le partage de la succession. Il sera sans doute plus prudent pour le notaire en charge du règlement d’une succession dans laquelle les droits réservataires d’un héritier seraient méconnus – qu’elle soit internationale ou non – de faire signer aux héritiers lésés une reconnaissance de conseil donné.

Ces nouvelles dispositions n’ont pas fait l’unanimité au Parlement, les sénateurs ayant refusé de les voter en émettant un certain nombre de critiques. Au regard du principal objectif affiché, à savoir la protection des femmes (l’article 24 de la loi fait partie d’un chapitre intitulé « Dispositions relatives au respect des droits des personnes et à l’égalité entre les femmes et les hommes »), il a été objecté que les mesures discriminatoires à leur encontre trouvant leur fondement dans une loi étrangère peuvent d’ores et déjà être écartées par un tribunal français sur le fondement de l’ordre public international français. En outre, le prélèvement compensatoire va principalement s’appliquer à des successions régies par la Common Law et non à celles ouvertes dans des pays instaurant un traitement inégalitaire entre les hommes et les femmes, visés par les défenseurs du texte (Algérie, Maroc, Tunisie…), ces successions étant principalement réglées par la loi et non par des libéralités. Justifier le prélèvement compensatoire par le respect de l’égalité homme-femme auquel aurait voulu déroger le défunt est donc apparu un brin surprenant. Dans les deux espèces précitées soumises à la Cour de cassation, les droits réservataires avaient été écartés par la loi américaine, et les héritiers exhérédés étaient autant des hommes que des femmes. On peut ajouter les dispositions prises par le chanteur Johnny Halliday, évoquées lors des débats, qui, à supposer la loi américaine applicable à sa succession, privaient notamment de leurs parts de réserve un homme et une femme résidant en France. Dans ces affaires, le sexe des enfants n’entrait nullement en ligne de compte. En réalité, en rétablissant un droit de prélèvement compensatoire, le législateur français a voulu ériger la réserve héréditaire en règle relevant de l’ordre public international français, contrairement à ce qu’avait décidé la Cour de cassation dans ses deux arrêts précités du 27 septembre 2017 (v. C. Vernières, Defrénois 26 août 2021, n° 202p0, p. 1, éditorial).

S’il paraît légitime de vouloir protéger la réserve des héritiers susceptibles d’invoquer la loi française, encore convient-il de ne pas créer de nouvelles inégalités de traitement. On rappellera que le précédent mécanisme de prélèvement avait été abrogé par une décision du Conseil constitutionnel du 5 août 2011 ayant estimé que les dispositions de l’article 2 de la loi du 14 juillet 1819 relative à l’abolition du droit d’aubaine et de détraction étaient contraires au principe d’égalité devant la loi en ce qu’elles réservaient le droit de prélèvement sur la succession au seul héritier français (Cons. const., 5 août 2011, n° 2011-159 QPC : Gaz. Pal. 13 oct. 2011, p. 5, note C.-E. Sénac). Sur ce point, le législateur a pris des précautions, après avoir sollicité l’avis du Conseil d’État. En effet, aucune condition de nationalité n’est posée.

La question de la compatibilité de ce nouveau mécanisme de prélèvement compensatoire avec le règlement (UE) n° 650/2012 du 4 juillet 2012, dit règlement Successions, a été posée lors des débats parlementaires. La rapporteure du texte à l’Assemblée nationale, madame Nicole Dubré-Chirat, a fait valoir à cet égard que, selon ce texte, la loi interne peut, par exception, contrarier l’application de la loi étrangère désignée par la règle de conflit, que son article 35 définit l’exception d’ordre public international et que la Cour de justice de l’Union européenne laisse une certaine marge d’appréciation aux États membres pour définir les contours de leur ordre public international. En particulier, la règle interne doit correspondre à des valeurs partagées par l’ensemble des États membres et constituer pour l’État considéré un élément essentiel de son ordre juridique social, économique ou culturel. Elle en déduit que « la réserve héréditaire remplit ces conditions. Elle constitue en effet un principe commun à l’ensemble des États membres de l’Union européenne liés par le règlement et exprime de fortes valeurs politiques et culturelles – elle traduit notamment les principes républicains français de liberté, d’égalité et de fraternité » (débats du 21 janvier 2021 devant la commission des Lois de l’Assemblée nationale). Il n’est cependant pas certain que cette argumentation suffise à assurer la conventionnalité du nouveau dispositif, notamment au regard du principe d’unité de la loi applicable à la succession (art. 21 et 22 du règlement ; v. en ce sens C. Nourissat, Defrénois 16 sept. 2021, n° 203c2, p. 37). Il en résulte donc une incertitude regrettable, à laquelle seule une décision de la Cour de justice de l’Union européenne pourra mettre fin.

L. n° 2121-1109, 24 août 2021, art. 24